dimanche 14 mai 2006

La loi du mousquetaire

Il y a quelques semaines, l’aînée de mes enfants est arrivée toute joyeuse de l’école : « Papa, on va aller faire du cheval pour notre sortie de fin d’année ! ». J’étais content pour elle, car c’est une amoureuse des animaux depuis qu’elle est toute petite. Dites-lui le mot « chien », « chat » ou « cheval », et vous voilà engagé dans une conversation animée. Dites-lui « steak de cheval », « ragoût de chien » ou « expérimentation sur les animaux », et vous recevrez des postillons. Voilà donc ma grande tout heureuse de pouvoir monter à cheval de nouveau. Mais il y avait un écueil que ma fille n’avait pas prévu. C’est qu’elle a un problème ma fille, une infirmité assez sérieuse et pénible à supporter. Quelque chose de suffisamment grave pour l’empêcher de faire une sortie dans un centre d’équitation. Je ne sais pas si je devrais en parler dans un blogue… C’est quelque chose de personnel. Allons ! Je me lance. Le problème de ma fille, ce qui l’empêchera d’aller faire de l’équitation à la fin de l’année, c’est qu’un de ses confrères de classe est allergique aux chevaux ! En effet, la sortie devait être divisée en deux parties : l’avant-midi dans un centre d’équitation et l’après-midi, pour accommoder l’allergique, à la salle de quilles. Je trouvais déjà cela étonnamment conciliant. Je me souvenais du temps où moi-même, allergique aux chevaux, je prenais un comprimé d’antihistaminique avant de telles sorties scolaires. À l’époque, je me comptais chanceux de pouvoir prendre un médicament qui me permettait de participer à une activité qu’en temps normal j’aurais dû éviter à cause de mon problème de santé. Jamais je n’aurais cru possible — et ça ne l’était effectivement pas — qu’on prive le reste de la classe parce que moi, j’étais allergique. Je ne sais ce qui s’est réellement passé ensuite, mais le professeur de ma fille est revenu sur sa décision et a annulé la sortie équestre pour cause d’allergie. Ceux qui ont lu mon billet sur l’interdiction, à l’école que mes enfants fréquentent, des carrés aux dattes parce qu’ils sont trop sucrés et l’embargo levé sur les arachides sous toutes leurs formes parce que deux ou trois étudiants dans toute l’école sont allergiques comprendront que j’ai accueilli la nouvelle de l’annulation de cette sortie, parce qu’un étudiant sur vingt-huit est allergique aux chevaux, avec un serrement de mâchoire qui me coûtera sûrement quelques plombages à court terme. Essuyant la salive qui me coulait des commissures des lèvres du revers de l’avant-bras, j’ai pris trois grandes respirations en pensant aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf victimes du cruel Milarepa, avant que celui-ci ne devienne un éveillé vivant. Puis, furtivement, la scène de la tête de cheval sanglante du film Le Parrain est apparue en mon esprit… Mais j’ai vite conclu que l’idée, quoique d’une efficacité sans pareil, n’était pas de mise pour deux raisons : je ne savais pas à qui aller porter le joli colis et ma fille n’aurait pas trop aimé (sans compter la crise d’asthme assurée en faisant ma sale besogne). J’ai donc respiré encore quelques fois et j’ai repris lentement mon calme (après avoir bien sûr disserté impétueusement sur la tangente funeste de notre société du Tous pour un). J’ai beau essayer de me convaincre que c’est anecdotique, j’y crois de moins en moins. Beaucoup trop de symptômes annoncent un étranglement lent mais efficace de notre droit à respirer. Je pense à chacune des incapacités des élèves de la classe de ma fille prise individuellement, mais légiférant l'ensemble du groupe par rectitude d’un collectivisme à la Mao et je grimace. J'imagine les faiblesses de tous que je devrai éventuellement bientôt supporter — et il va sans dire qu’ils auront à endurer les miennes indûment — et j’ai un soudain goût d’hérésie et d’insurrection. Je n’oserai pas écrire ici ce qui me vient en tête quand je constate qu’on permet à un étudiant sur cinq cents de porter un couteau à l’école tandis qu’on en empêche vingt-sept d’aller chevaucher pour le bonheur d’un seul.

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