jeudi 15 décembre 2005

Bébé, boulot, dodo

Il est commun de nos jours, et surtout bien commode, de prétendre à l’impossibilité de donner à un enfant en bas âge le temps qu’il lui faut pour apprendre à vivre et se sentir en sécurité une fois séparé de sa mère. On prétexte la loi du milieu, la situation économique ou le droit de liberté afin de justifier l’abandon précoce d’un enfant aux bras étouffants de la « vie normale ». Il n’est plus rare de voir des enfants de 3 ou 4 mois inscrits à plein temps à la garderie, de même qu’on ne s’étonne plus lorsqu’une mère qui vient à peine d’enfanter se targue d’avoir hâte et d’être prête à reprendre sa routine ordinaire au plus vite, en commençant par un prompt retour au travail. Le nourrisson ainsi projeté prématurément dans l’expéditif train de vie moderne — lever à l’aube, déjeuner précipité, course d’auto dans le trafic, fureur de la vie collective imposée par le milieu de garde, retour à la maison dans l’épuisement…— manque assurément le premier chapitre de cette histoire de vie qui devrait débuter dans le calme, la paix et la sécurité de bras aimants, de corps chauds, d’attention difficile mais nécessaire. Ainsi privé de ce qui lui était dû de par l’abnégation qu’oblige le choix-privilège — et non pas l’obligation-droit — de mettre un enfant au monde, il ne sera pas surprenant qu’ayant eu une demi-enfance, on n’attende de lui qu’il ne soit qu’un demi-humain. Mais il ne sera pas seul à souffrir de cette fausse nécessité contemporaine de bâcler la seule œuvre qui, jusqu’à récemment, n’avait pas été corrompue par l’impérieux de la société marchande et la noire tendance individualiste. La génitrice, aveuglée par son prétendu droit à être à la fois libre et mère, sera de la même façon que son enfant est clivé de son enfance, c’est-à-dire sans s’en rendre compte véritablement, dépossédée d’une part irremplaçable de son état de femme. Elle aura manqué une grande aventure. En voulant le meilleur des deux mondes, elle aura perdu les deux et, du même coup, elle aura gâché une chance unique d’échapper aux conventions de notre époque nombriliste et de découvrir les forces secrètes qui sommeillent en elle. Au lieu de devenir mère, elle reste une femme engrossée qui n’aura pas pu achever sa propre histoire féminine.

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