jeudi 12 janvier 2006

Les carrés aux dattes

J’ai reçu hier une lettre de l’école que mes enfants fréquentent pour me rappeler que le Club de lecture Scolastic reprenait de plus belle en ce début d’année. Outre les informations habituelles d’ordre technique, on avait ajouté un paragraphe tout en bas de la lettre. Je le reproduis intégralement ici :
« Toutefois j’attire votre attention sur ce qui suit : Les volumes qui vont à l’encontre des valeurs de l’école ne seront pas commandés. Ex. : Yu-Gi-Oh! Je vous retournerai tout simplement le paiement. »
En lisant ceci, je me suis senti crétin. J’y lisais entre les lignes que j’étais incompétent en tant que parent pour juger de ce qui est une lecture adéquate pour mes enfants. Remarquez que je ne suis pas surpris outre mesure : la tendance générale n’est-elle pas de laisser volontairement le gouvernement et toutes ses institutions satellites parasiter notre autonomie en se justifiant sur le cas particulier pour brimer l’ensemble ? Scholastic est un club de lecture jeunesse. On y propose donc ce que les jeunes aiment, y compris Yu-Gi-Oh! Pour ceux qui ne connaissent pas ledit phénomène, il s’agissait au départ d’un jeu de cartes échangeables où des personnages — et mon dieu aussi des monstres ! — possédant diverses aptitudes s’affrontent sans merci. Une sorte de « Bataille » de notre jeunesse, mais cette fois amusante. De ce jeu de cartes, on a évidemment tiré des dessins animés, un film, etc. Un univers assez simplet, mais qui touche les jeunes. Mais je m’éloigne. Cet événement est beaucoup moins anecdotique qu’on pourrait le croire. D’abord, et je me répète, il dénote l’ingérence toujours plus puissante des institutions bien pensantes dans nos vies. Il y a quelques années, on a interdit aux enfants d’apporter des aliments contenant des arachides à l’école. On justifiait cette « loi » par le fait qu’un enfant allergique à cet aliment peut en mourir. J’admets que ce serait malheureux. Mais je me souviens, lorsque j’étais animateur de camp d’été il y a plusieurs années, qu’il y avait dans mon groupe un enfant allergique aux arachides. Il n’y avait pas de loi qui décrétait l’abolition des arachides… Nous avons parlé aux parents, afin de bien comprendre la situation, puis aux enfants du groupe pour leur expliquer les dangers encourus par leur ami. Enfin, nous étions plus vigilants face à cet enfant allergique. Il n’est pas mort, et je me souviens avoir servi des rôties au beurre d’arachides en camping. Mais mieux vaut prévenir que guérir, n'est-ce pas ? Et en attendant d'avoir tout guéri, interdisons tout... seulement pour prévenir. Plus récemment, mes enfants m’ont appris qu’ils n’avaient pas le droit d’amener « des choses sucrées à l’école ». Pardon ? « Oui, oui, papa, pas de choses sucrées, c’est contraire aux valeurs de l’école. » Les pauvres, ils voyaient bien à mon expression que leur papa-pas-comme-les-autres était renversé par ce qu'il venait d'entendre. Et ils avaient raison, mais j’ai laissé glisser. Quelle ne fut pas ma surprise quand ma plus jeune est revenue avec son carré aux dattes dans son sac à lunch parce que son professeur l’avait jugé trop sucré ! Un carré aux dattes ! Ma grand-mère doit se tourner dans sa tombe. Ce n’est tout de même pas de ma faute si le bon dieu a mis du #ð!^¤! de fructose dans ses fruits exotiques ! Mais j’ai laissé glisser, même si je savais qu’on pouvait amener des Minigos, ces minuscules et inabordables pots de gras sucré… et que c’était même recommandé. Dans le même ordre d’idée, un de mes amis qui est aussi papa — mais je ne suis pas responsable de cet état, du moins à ce que je me souvienne — me racontait qu’à une journée spéciale de "Cowboys et Indiens" (sic) organisée à l’école, ses enfants n’avaient pas le droit d’amener de revolver jouet ou d’arc. Ça m’a fait penser à la cigarette de Lucky Luke qu’on a remplacée par un brin d’herbe… Il doit vraiment se sentir lonesome, maintenant, notre héros qui tire plus vite que son ombre; mais ce n'est rien en comparaison de ce qui l'attend quand on lui remplacera ses revolvers par des fusils à l’eau, ou plutôt par des dépliants éducatifs contre la violence ! C’est les Dalton qui doivent se bidonner… Je ne sais pas ce qu’ils ont fait ce jour-là à l’école, mais je suis certain qu’ils n’ont pas fumé le calumet de la paix. Remarquez que je comprendrais si une école manifestait son pouvoir en tant qu’institution éducationnelle en face d'un enfant qui amènerait une vraie arme à l’école ou si un jeune n’avait pour dîner qu’un Joe Louis. Je serais le premier à approuver une quelconque intervention. Mais il me semble que cela va bien au-delà du gros bon sens et par le fait même n’appelle pas le même niveau de jugement. Le pire, c’est que l’école organise des journées spéciales, par exemple de cinéma, où mes enfants ont le droit d’amener chips, liqueur et chocolat…! Je ne sais pas eux, mais moi j’en conclus que ce qui passe comme message c’est que quand c’est platte, c’est platte, et vice-versa. Je n’ai pas fini. Face à ces absurdes législations aussi subjectives qu'un politicien en campagne, une question me revient toujours à l’esprit : qui propose et avalise avec son gros tampon officiel ??? Moi, je voudrais savoir pourquoi on interdit les carrés aux dattes et pas les Minigos ? Pourquoi on expatrie sans pitié les barres tendres aux pépites de chocolat mais pas les cretons, ce crastillon de nos ancêtres qui bouche les artères — et que j’adore. Pourquoi on expédie en enfer les gâteaux Vachon et pas le sel de table sur les petites crudités coupées maison ? Tant qu'à y être... Je veux aussi savoir pourquoi on bannit Yu-Gi-Oh! et pas Tintin, Astérix ou Boule et Bill ? Vous reconnaîtrez avec moi que ce jeune reporter imberbe qui se promène en culotte courte les bas aux genoux, se fait constamment menacer et tirer dessus, fréquente un marin colérique et alcoolique, deux jumeaux louches imbéciles et un professeur excentrique, trempe toujours dans quelque magouille, est particulièrement suspect. Et je ne parle pas de l’absence de femme — à part la Castafiore, qui n’est pas le meilleur exemple de féminité ni d’intelligence — ou de la vision hergélienne des Africains au Congo. Quant à Astérix, ce célibataire endurci qui n’a pour seul véritable ami qu’un obèse bizarre, lui-même célibataire (?), qui passe ses longues journées à chasser des sangliers et à taper sur de pauvres militaires qui ne font que leur travail. Et Bill, ce chien malicieux et hypocrite, défendu inconditionnellement par cet étrange enfant roux qui ne ressemble même pas à ses parents. Et Iznogoud, ce pervers polymorphe qui complote pour assassiner cruellement son maître, un autre obèse qui ne fait rien de ses journées à part dormir et manger. Je veux savoir pourquoi on laisserait fréquenter ces personnages dangereux à mes enfants et pas Yu-Gi-Oh!, parce qu’il montre des imbéciles passant leur vie à se battre pour je ne sais trop quoi ? Ceci dit pour montrer que je ne défends pas Yu-Gi-Oh!, qui m'intéresse autant que le prochain disque de Wilfred, mais bien ma capacité à juger de ce qui est bon et juste pour mes enfants. J'ai passé ma jeunesse avec les fous dont je viens de parler, et je ne suis pas fou moi-même — du moins pas dans ce sens-là. Il me prend bien sûr l’envie, quelquefois, de souhaiter voir disparaître des chefs d’état, de donner quelques baffes bien méritées à des autorités hégémoniques, de partir à l’autre du bout du monde pour trouver sept boules de cristal, ou même d’enterrer des os dans mon jardin, mais c’est une autre histoire. C’est pourquoi je veux savoir qui tranche ainsi à ma place entre le bon et le mauvais, le propre et le sale, le juste et l'infâme, le recommandé et l'interdit. Je veux connaître les noms de fille des mères des spécialistes qui s’inscrivent dans ma vie comme des gestionnaires de bon sens. Je veux la liste de leurs diplômes, celle des vaccins qu’ils ont reçus, celle des médicaments qu’ils prennent et le nom du temple où ils s’agenouillent les yeux au ciel. Quand je saurai enfin à qui j’ai affaire, je pourrai commencer à penser m’asseoir pour discuter avec eux sur les droits que je leur concède dans l’éducation de mes enfants. En attendant, je vais aller parler au directeur.

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