mercredi 9 août 2006

L'Hôtel Bourgault

1887. C’est l’année de construction, selon les papiers officiels. J’ai suffisamment fait voler la poussière des documents anciens pour savoir toute la fragilité de l’officiel, surtout quand il s’agit d’histoire. Est-ce qu’en 1887 des hommes ont taillé les poutres qui forment la charpente de ma demeure ? Rien n’est moins certain. Mais cela donne une idée, un indice qui situe dans le temps : ma maison est très ancienne. Plutôt devrais-je dire : la maison que j’habite. Ne nous méprenons pas : j’ai bien les papiers qui confirment socialement et légalement qu’elle est à moi, que je la possède au sens bourgeois du terme, qu’elle est ma propriété comme tout bon capitaliste aime le dire et le sentir, mais il suffit d’un regard objectif pour comprendre qu’elle n’est pas vraiment ma possession (les objets peuvent-ils être réellement à soi quand, à chaque instant, nous nous en allons si vite ailleurs ?). Mon corps appartient à ce que j’appelle « moi ». Mieux : il est partie de ce que je suis. C’est la propriété absolue, et c’est pourquoi je défends définitivement à quiconque de me retirer ne serait-ce qu’une parcelle de la liberté que j’ai d’en faire exactement ce que je veux. Mais l’endroit où s’agite cette demeure de chair n’est pas de même nature. D’autres ont vécu ici avant. D’autres le feront après. Je sais, par quelques vieillards du village venus me parler alors que je redonnais un nouveau souffle à l’extérieur de l’immeuble, que cette maison toute faite de bois, en plus d’avoir été le nid de nombreux humains, a été une banque (sans doute à la fin du XIXe siècle), puis un hôtel durant quarante ans, enfin un magasin de meubles (par deux fois). Mise à part la possibilité de tomber, en défaisant un mur, sur une voûte cachée contenant des milliers de pièces d’or datant de l’époque de la banque, c’est l’idée de l’hôtel qui me fascine le plus. J’aime à penser que par des nuits sombres et pluvieuses, d’étranges visiteurs ont tardivement frappé à la porte par où j’entre et je sors tous les jours. Que des filles pulpeuses et disponibles sont montées au bras de clients nostalgiques de leur foyer, assumant leur culpabilité pour un plaisir encore plus passager qu’eux, par l’escalier qui monte à ma chambre à coucher. Qu’un pianiste rieur et passionné animait la grande salle (devenue mon salon et ma salle à manger, où il y a par ailleurs un « trou à piano ») des heures durant, ne s’arrêtant qu’au moment où le dernier hôte s’assoupissait en cuvant son vin la tête appuyée sur son épaule. Que des discussions s’animaient instantanément à la lecture de journaux annonçant les derniers événements survenus outremer (j’ai retrouvé des centaines de journaux datant de la Deuxième Guerre Mondiale parfaitement conservés sous le prélart des chambres; chacun portait l’étampe à l’encre de l’« Hôtel Bourgault »). Ce sont les fantômes de la maison. Vous direz qu’ils ne sont que dans mon imagination divagatrice, mais venez passer une nuit chez-moi et au matin, quand vous aurez entendu dans l’obscurité du soir le réservoir de la toilette se remplir tout seul, les craquements dans les marches qui vont au deuxième, les chuchotements et les ricanements étouffés, vous serez sans doute d’accord pour dire avec moi que ma maison n’est pas que la mienne.

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