samedi 15 septembre 2007

Omniprésence du travail

Ils passent la semaine à attendre que le travail s'endimanche.

"Enfin la livrée de service du lundi au vendredi les fait aller aux loisirs comme ils vont au labeur. C'est à peine s'ils ne se crachent pas dans les mains avant d'écluser un Pernand-Vergelesses, de battre les galeries du Louvre, de réciter du Baudelaire ou de forniquer sauvagement.

A heures et dates fixes, ils désertent les bureaux, les établis, les comptoirs pour se jeter, avec les mêmes gestes cadencés, dans un temps mesuré, comptabilisé, débité à la pièce, étiqueté de noms qui sonnent comme autant de flacons joyeusement débouchés : week-end, congé, fête, repos, loisir, vacances. Telles sont les libertés que leur paie le travail et qu'ils paient en travaillant.

Ils pratiquent minutieusement l'art de prêter des couleurs à l'ennui, prenant l'aune de la passion au prix de l'exotisme, du litre d'alcool, du gramme de cocaïne, de l'aventure libertine, de la controverse politique. D'un oeil aussi terne qu'averti, ils observent les éphémères cotations de la mode qui draine, de rabais en rabais, l'écoulement promotionnel des robes, des plats cuisinés, des idéologies, des événements et des vedettes sportives, culturelles, électorales, criminelles, journalistiques et affairistes qui en soutiennent l'intérêt.

Ils croient mener une existence et l'existence les mène par les interminables travées d'une usine universelle. Qu'ils lisent, bricolent, dorment, voyagent, méditent ou baisent, ils obéissent le plus souvent au vieux réflexe qui les commande à longueur de jours ouvrables.

Pouvoir et crédit tirent les ficelles. Ont-ils les nerfs tendus à droite ? Ils se détendent à gauche et la machine repart. N'importe quoi les console de l'inconsolable. Ce n'est pas sans raison qu'ils ont, des siècles durant, adoré sous le nom de Dieu un marchand d'esclaves qui, n'octroyant au repos qu'un seul jour sur sept, exigeait encore qu'il fût consacré à chanter ses louanges.

Pourtant, le dimanche, vers les quatre heures de l'après-midi, ils sentent, ils savent qu'ils sont perdus, qu'ils ont, comme en semaine, laissé à l'aube le meilleur d'eux-mêmes. Qu'ils n'ont pas arrêté de travailler."

Raoul Vaneigem, Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire.

1 commentaire:

  1. Très intéressant...peut-on savoir maintenant comment on s'en défait ?

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