La loi du chaos

Le mot "chaos", loin d'évoquer en mon esprit des images inquiétantes, m'entraîne plutôt du côté de l'impermanence et du non prédestiné. Moins consolateur que des panacées comme "destin", "foi", "sens", "but", "morale" et autres assurances contre les aléas de l'existence --- qui sont hélas obligatoires pour l'équilibre mental de la plupart --- le chaos offre l'incontestable avantage de renvoyer continuellement les théories asservissantes au néant fantasmatique d'où elles sont issues. Comme l'infini, le chaos est toutefois impossible à saisir objectivement et globalement par l'esprit qui, étant fini et soumis à un fonctionnement entièrement dépendant d'une nomenclature conceptuelle qui est son essence même, cherche par tous les moyens dont il dispose (émotion, rationalisation, théorisation, liaison, voire création) à voir des liens de cause à effet dans à peu près tout. Chacun, ainsi, cherche à être l'opérateur central de son imprévisible survie dont l'égo se nourrit avidement. Chacun espère tenir assez serrés les rênes de la fortune pour éviter ce qui lui déplait et obtenir ce qu'il aime. Or, on le sait trop bien, cela n'arrive jamais et ce n'est souvent qu'en regardant ses mains ensanglantées par la fougue de l'adversité que l'homme de "bonne foi" réalise qu'on l'a trompé ou, quand il est réaliste, qu'il s'est dupé lui-même. Bien sûr, d'aucuns parviennent à simuler l'ordre et la sécurité dans la petitesse de leur conception de la vie, mais cela ne dure jamais bien longtemps, jamais assez assurément, pour les voir quitter ce monde sans avoir eu l'occasion de constater a maintes reprises que l'emprise qu'ils exerçaient sur leur petit univers n'existe que dans leur fragile combat contre la peur de ne pas être en contrôle. Pour certains, enfin, cette prise de conscience n'a jamais véritablement lieu; et c'est en oscillant d'inconscience en inconscience, de jeux en jeux, de déni en déni, qu'ils traversent leur champ vers l'abattoir, tel un troupeau de future viande hachée.