mercredi 27 février 2008

Un monde sans livres

"À la jeune employée du salon de coiffure qui s'enquiert du récent voyage en Pologne d'une de ses clientes ("Et alors, la Pologne, c'était comment ?"), celle-ci répond : "Bien, oh oui, bien, très, très bien." Je les observe. Elles se regardent dans le miroir; la plus jeune sourit, le peigne en l'air; je vois bien qu'elle cherche d'autres questions. Un temps a passé, rien ne vient. La plus âgée des deux sourit à son tour puis se replonge dans le magazine qu'elle a ouvert devant elle. Un moment passe. La jeune femme se lance : "Et quel temps vous avez eu ? --- Froid", dit la cliente et c'était vrai, sûrement vrai. Mais elle cherchait une autre question encore, et son visage s'est illuminé lorsqu'elle eut trouvé : "Et les salons de coiffure, comment sont-ils ? Vous avez eu le temps d'en voir ?" La cliente déjà brushée n'avait, sur ce sujet, recueilli que des renseignements bien vagues, ils semblèrent néanmoins la contenter. Leur entretien, sur la Pologne du moins, s'arrêta là. Quand on me demande ce que c'est que la culture, ce que c'est que d'avoir de la culture, d'être cultivé, je suis prise de court. Je cherche, je ne trouve pas. Je ne sais pas dire ce que c'est que d'être cultivé. Mais je sais ce que c'est que de ne l'être pas : c'est être comme cette jeune fille, de dix-huit ou dix-neuf ans [...]. Elle n'a jamais rien lu, et presque rien appris, et ne peut poser de questions sur la Pologne, ni sur quoi que ce soit. [...] Que sait-elle, elle qui n'a rien appris ? Quelles questions peut-elle poser, peut-elle poser des questions, non seulement sur la Pologne, mais sur le monde, les choses, les êtres, les idées, les vivants et les morts, les demeures des hommes, leurs langues, leurs coutumes, et le passé de leurs mots ? Quel monde a-t-on quand on n'a rien lu, s'il est vrai que lire c'est avoir un monde, se donner un monde, se constituer un monde ? [...] Élève jusqu'à dix-neuf ans d'un lycée professionnel, elle est pourtant mieux informée que ne l'ont jamais été aucun de ses ancêtres, ou des miens, ouvriers agricoles, paysans sans terre, artisans sans livres. Informée, mais elle ne sait rien. Pourtant, la radio marche en permanence entre les permanentes; diffusant des chansons, mêlant le Top 50 aux "nouvelles du monde" que coupent des "pages de publicité" célébrant à leur tour les objets maintes fois vantés dans les magazines que nous feuilletons d'une main distraite. Des événements violents [...] se perdent dans le ronron des séchoirs, dans le ruissellement de l'eau, dans les conversations des femmes et les amabilités d'un Voyageur En Shampooings. [...] Le soir venu, on se hâte, on rentre, on est rentré, on est chez soi, comblé de projets et de peines, plein d'un espoir usé doublé d'une vaillance vaine ("Une bonne nuit et on n'y pensera plus"), et d'un ressentiment vague ("Avec tout ça, ils vont nous détraquer le temps"). Les jambes sont lourdes, le frigidaire est plein, la chaleur donne, la télévision ronronne : c'est demain samedi, un bon dîner avec des asperges et des fraises au sucre et cette recette espagnole (ou portugaise ?) découpée dans Elle, en douce, au salon de coiffure, je suis sûre qu'elles n'ont rien vu." Danièle Sallenave, Le don des morts. Sur la littérature.

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